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NOTICE SUR ANTOINE ET CLÉOPÂTRE.

toine et de César ; son caractère faible, indécis et sans couleur, est tracé d’une manière très-comique dans la scène où Énobarbus et Agrippa s’amusent à singer son ton et ses discours. Son plus bel exploit est dans la dernière scène de l’acte précédent, où il tient bravement tête à ses collègues, le verre à la main, encore est-on obligé d’emporter ivre-mort ce troisième pilier de l’univers.

On regrette que le jeune Pompée ne paraisse qu’un instant sur la scène ; peut-être oublie-t-il trop facilement sa mission sacrée, de venger un père, après la noble réponse qu’il adresse aux triumvirs ; et l’on est presque tenté d’approuver le hardi projet de ce Ménécrate qui dit avec amertume : Ton père, ô Pompée, n’eût jamais fait un traité semblable. Mais Shakspeare a suivi ici l’histoire scrupuleusement. D’ailleurs l’art exige que l’intérêt ne soit pas trop dispersé dans une composition dramatique ; voilà pourquoi l’aimable Octavie ne nous est aussi montrée qu’en passant ; cette femme si douce, si pure, si vertueuse, dont les grâces modestes sont éclipsées par l’éclat trompeur et l’ostentation de son indigne rivale.

Cléopâtre est dans Shakspeare cette courtisane voluptueuse et rusée que nous peint l’histoire ; comme Antoine, elle est remplie de contrastes : tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine, volage dans sa soif des voluptés, et sincère dans son attachement pour Antoine ; elle semble créée pour lui et lui pour elle. Si sa passion manque de dignité tragique, comme le malheur l’ennoblit, comme elle s’élève à la hauteur de son rang par l’héroïsme qu’elle déploie à ses derniers instants ! Elle se montre digne, en un mot, de partager la tombe d’Antoine.

Une scène qui nous a semblé d’un pathétique profond, c’est celle où Énobarbus, bourrelé de remords de sa trahison, adresse à la Nuit une protestation si touchante, et meurt de douleur en invoquant le nom d’Antoine, dont la générosité l’a rappelé au sentiment de ses devoirs.

Johnson prétend que cette pièce n’avait point été divisée en actes par l’auteur, ou par ses premiers éditeurs. On pourrait donc altérer arbitrairement la division que nous avons adoptée d’après le texte anglais ; peut-être, d’après cette observation de Johnson, Letourneur s’était-il cru autorisé à renvoyer deux ou trois scènes à la fin, comme oiseuses ou trop longues ; nous les avons scrupuleusement rétablies.

Selon le docteur Malone, la pièce d’Antoine et Cléopâtre a été composée en 1608, et après celle de Jules César dont elle est en quelque sorte une suite, puisqu’il existe entre ces deux tragédies la même connexion qu’entre les tragédies historiques de l’histoire anglaise.