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SUR SHAKSPEARE.

d’un orgueil sans mesure, enfin l’incohérent assemblage de tout ce que la nature et la destinée humaine peuvent offrir de grand et de petit, de noble et de trivial, de grave et de puéril, de fort et de misérable, voilà ce qu’ont été dans notre Europe l’homme et la société ; voilà le spectacle qui a paru sur le théâtre du monde.

Comment seraient nées, dans un tel état des faits et des esprits, la distinction claire et la classification simple des genres et des arts ? Comment la tragédie et la comédie se seraient-elles présentées et formées isolément dans la littérature, lorsque, dans la réalité, elles étaient sans cesse en contact, enlacées dans les mêmes faits, entremêlées dans les mêmes actions, si bien qu’à peine quelquefois apercevait-on, de l’une à l’autre, le moment du passage ? Ni le principe rationnel ni le sentiment délicat qui les séparent ne pouvaient se développer dans des esprits que le désordre et la rapidité des impressions diverses ou contraires empêchaient de les saisir. S’agissait-il de transporter sur la scène ce qui remplissait le spectacle habituel de la vie ? Le goût ne se montrait pas plus difficile que les mœurs. Les représentations religieuses, origine du théâtre européen, n’avaient pas échappé à ce mélange. Le christianisme est une religion populaire ; c’est dans l’abîme des misères terrestres que son divin fondateur est venu chercher les hommes pour les attirer à lui ; sa première histoire est celle des pauvres, des malades, des faibles ; il a vécu longtemps dans l’obscurité, ensuite au milieu des persécutions, tour à tour méprisé et proscrit, en proie à toutes les vicissitudes, à tous les efforts d’une destinée humble et violente. Des imaginations grossières devinaient facilement les trivialités qui avaient pu se mêler aux incidents de cette histoire ; l’Évangile, les actes des martyrs, les vies des saints les eussent beaucoup moins frappées si on ne leur en eût fait voir que le côté tragique ou les vérités rationnelles. Les premiers Mystères amenèrent en même temps sur la scène les émotions de la terreur