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ÉTUDE

triomphe d’un désir criminel. La recherche des idées, l’affectation du style, et aussi le mérite de la versification, sont les mêmes dans les deux ouvrages, la poésie, moins brillante et plus emphatique dans le second, abonde moins en images gracieuses qu’en pensées élevées ; mais déjà se laissent apercevoir la science des sentiments de l’homme, et le talent de les faire ressortir sous une forme dramatique, par les plus petites circonstances de la vie. Ainsi Lucrèce, accablée sous le poids de sa honte, après une nuit de désespoir, appelle au jour naissant un jeune esclave, pour le charger d’aller au camp porter à son mari la lettre qui doit le rappeler. Timide et simple, ce jeune homme rougit en paraissant devant sa maîtresse ; mais Lucrèce, remplie du sentiment de son déshonneur, ne peut voir rougir sans imaginer qu’on rougit d’elle et pour elle ; elle se croit devinée et demeure interdite et tremblante devant l’esclave que trouble sa présence.

Un détail de ce poëme semble indiquer l’époque où il fut écrit. Lucrèce, pour charmer ses douleurs, s’arrête à contempler un tableau de la ruine de Troie ; le poëte, en le décrivant, représente avec complaisance les effets de la perspective « et le sommet de la tête de plusieurs personnages qui, presque cachés derrière les autres, semblent s’élever au-dessus pour décevoir l’esprit. » C’est là l’observation d’un homme bien récemment frappé des prestiges de l’art, et un symptôme de cette surprise poétique qu’excite la vue d’objets inconnus dans une imagination capable de s’en émouvoir. Peut-être en doit-on conclure que la composition du poëme de Lucrèce appartient aux premiers temps du séjour de Shakspeare à Londres.

Quelle que soit au reste la date de ces deux petits poëmes, ils se placent, parmi les ouvrages de Shakspeare, à une époque bien plus éloignée de nous qu’aucun de ceux qui ont rempli sa carrière dramatique. C’est dans cette carrière qu’il a marché en avant et entraîné son siècle à sa suite ; c’est là que ses plus faibles essais