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SUR SHAKSPEARE.

mais si Adonis est antérieur à toutes les pièces de théâtre, il faut donc se résoudre à croire qu’au milieu de la vie théâtrale, le génie éminemment dramatique de Shakspeare a pu se tourner vers d’autres travaux, qu’il a travaillé, et non pas pour la scène.

Ce qu’il y a de plus vraisemblable, c’est que Shakspeare attacha d’abord son travail à des ouvrages qui n’étaient pas les siens, et que son talent, novice encore, n’a pu sauver de l’oubli. Les productions dramatiques étaient moins alors la propriété de l’auteur qui les avait conçues que celle des acteurs qui les avaient accueillies. Il en arrive toujours ainsi quand les théâtres commencent à s’établir ; la construction d’une salle, les frais d’une représentation sont de bien plus grands hasards à courir que la composition d’un drame. C’est à l’entrepreneur seul du spectacle que l’art dramatique naissant devra ce concours du peuple qui fonde son existence, et que sans lui le talent du poëte n’aurait jamais attiré. Lorsque Hardy fonda à Paris son théâtre, qui est devenu le nôtre, une troupe de comédiens avait son poëte pris et gagé pour lui faire des pièces, comme l’était le chapelain du comte de Northumberland. À l’arrivée de Shakspeare, la scène anglaise, beaucoup plus avancée, jouissait déjà de la facilité du choix et des avantages de la concurrence ; le poëte n’engageait pas d’avance son travail, mais il le vendait sans retour ; et l’impression d’une pièce dont la représentation avait été payée à l’auteur passait sinon pour un vol, du moins pour un manque de délicatesse dont il avait soin de se défendre ou de s’excuser. Dans cet état de la propriété dramatique, la part qu’en pouvait réclamer l’amour-propre du poëte était comptée pour bien peu de chose ; le succès dont il avait aliéné les fruits ne lui appartenait plus, et le mérite littéraire d’un ouvrage devenait, entre les mains des comédiens, un bien qu’ils faisaient valoir par toutes les améliorations qu’ils y savaient apporter. Transportée tout à coup au milieu de ce mouvant tableau des vicissitudes humaines qu’ac-