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LA TEMPÊTE.

être venus ici ! Ou bien, est-ce pour nous un bonheur qu’il en soit arrivé ainsi ?

Prospero.

L’un et l’autre, mon enfant, l’un et l’autre. On m’a cruellement joué, comme tu le dis[1], et c’est ainsi que nous avons été chassés de là ; mais c’est par un grand bonheur que nous sommes arrivés ici.

Miranda.

Oh ! le cœur me saigne en songeant aux peines dont je renouvelle en vous l’idée, et qui sont sorties de ma mémoire. Je vous en prie, continuez.

Prospero.

Mon frère, — ton oncle, appelé Antonio, — et, je t’en prie, remarque bien ceci : qu’un frère ait pu être si perfide ; — lui que dans le monde entier je chérissais le plus après toi, lui à qui j’avais confié le gouvernement de mon État ! et alors, de toutes les principautés, mon État était le premier, Prospero était le premier parmi les ducs, le premier en dignité, et, dans les arts libéraux, sans égal. Ces arts faisant toute mon étude, je me déchargeai du gouvernement sur mon frère, et, transporté, ravi dans mes secrètes occupations, je devins étranger à mon État. Ton perfide oncle… M’écoutes-tu ?

Miranda.

Avec la plus grande attention, seigneur.

Prospero.

Dès qu’il se fut perfectionné dans l’art d’accorder les grâces ou de les refuser, de connaître ceux qu’il faut avancer et ceux qu’il faut abattre pour s’être trop élevés, il créa de nouveau mes créatures ; — je veux dire qu’il les changea ou qu’il les transforma. Alors, ayant la clef des emplois et des employés, il monta tous les cœurs au ton qui plaisait à son oreille ; et bientôt il fut le lierre qui enveloppa mon arbre princier et

  1. Mir. What foul play had we, etc. Pro. By foul play, as thou say’st were we, etc.

    Foul play, dans la question de Miranda, signifie mauvaise chance ; dans la réponse de Prospero, il signifie artifices coupables. Prospero joue ici sur le mot d’une manière que la différence des langues ne permet pas de rendre avec une entière exactitude, à moins de défigurer le naturel du dialogue, ce qui serait, ce me semble, une inexactitude encore plus grande.