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ACTE I, SCÈNE IV.

lune, et rendre la nuit hideuse, et pour que nous, pauvres plastrons de la nature, nous soyons si horriblement ébranlés jusqu’au fond de notre être par des pensées qui excèdent la portée de nos âmes, — dis, qu’y a-t-il ? pourquoi cela ? que devons-nous faire ?

horatio. — Il vous fait signe d’aller vers lui, comme s’il avait quelque communication à vous faire, à vous seul.

marcellus. — Voyez avec quel geste courtois il vous invite à le suivre dans un endroit plus écarté. Mais n’allez pas avec lui.

horatio. — Non, certes, en aucune façon.

hamlet. — Il ne veut point parler ici ; je veux le suivre.

horatio. — N’en faites rien, mon seigneur.

hamlet. — Pourquoi ? qu’ai-je à craindre ? je donnerais ma vie pour une épingle ; et quant à mon âme, que pourrait-il lui faire, étant immortelle comme lui ? Il me fait signe de nouveau ; je vais le suivre.

horatio. — Eh quoi ! s’il vous attire vers les flots, mon seigneur, ou sur la terrible cime de ce rocher qui, surplombant sa base, s’avance au-dessus de la mer ; s’il prend là quelque autre forme horrible qui vous prive de l’empire de la raison et vous entraîne dans la démence ? Pensez-y, le lieu même pourrait, sans nulle autre cause, jeter des boutades de désespoir dans le cerveau de tout homme qui voit une hauteur de tant de brasses entre la mer et lui, et qui l’entend rugir au-dessous.

hamlet. — Il me fait signe encore. — Marche, je te suivrai.

marcellus. — Vous n’irez point, mon seigneur.

hamlet. — Lâchez-moi donc.

horatio. — Soyez raisonnable, n’y allez pas.

hamlet. — Mon destin me hèle, et rend la plus petite artère du corps que voici aussi roide que les nerfs du lion de Némée. (Le fantôme fait un signe.) Il m’appelle encore ; lâchez-moi, messieurs. (Il se dégage.) Par le ciel ! je ferai un fantôme du premier qui m’arrêtera… Je l’ai dit… — Allons… marche… je te suivrai.

(Le fantôme et Hamlet sortent.)