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NOTICE

sorti de son tombeau que pour les y pousser tous avec lui. L’événement tout entier est aussi lugubre que la pensée de Hamlet. Il ne reste sur la scène que les étrangers norwégiens, qui y paraissent pour la première fois et qui n’ont pris aucune part à l’action.

Après cette grande peinture morale, vient la seconde des beautés supérieures de Shakspeare, l’effet dramatique. Elle n’est nulle part plus complète et plus frappante que dans Hamlet, car les deux conditions du grand effet dramatique s’y trouvent, l’unité dans la variété ; une seule impression constante, dominante ; et cette même impression diversifiée selon le caractère, le tour d’esprit, la condition des divers personnages dans lesquels elle se reproduit. La mort plane sur tout le drame ; le spectre du roi assassiné la représente et la personnifie ; il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt présent à la pensée et dans les discours des autres personnages. Grands ou petits, coupables ou innocents, intéressés ou indifférents à son histoire, ils sont tous constamment occupés de lui ; les uns avec remords, les autres avec affection et douleur, d’autres encore simplement avec curiosité, quelques-uns même sans curiosité et uniquement par occasion par exemple, ce grossier fossoyeur qui avait, dit-il, commencé son métier le jour où feu ce grand roi avait remporté une grande victoire sur son voisin le roi de Norwége, et qui, en le continuant pour creuser la fosse de la belle Ophélia, la maîtresse folle de Hamlet fou, retrouve le crâne du pauvre Yorick, ce bouffon du roi défunt, le crâne du bouffon de ce spectre qui sort à chaque instant de son tombeau pour troubler les vivants et obtenir justice de son assassin. Tous ces personnages, au milieu de toutes ces circonstances, sont amenés, retirés, ramenés tour à tour, chacun avec sa physionomie, son langage, son impression propre ; et tous concourent incessamment à entretenir, à répandre, à fortifier cette impression unique et générale de la mort, de la mort juste ou injuste, naturelle ou violente, oubliée ou pleurée, mais toujours présente, et qui est la loi suprême et devrait être la pensée permanente des hommes.

Au théâtre, devant des spectateurs réunis en grand nombre et mêlés, l’effet de ce drame, à la fois si lugubre et si animé, est irrésistible ; l’âme est remuée dans ses dernières profondeurs, en même temps que l’imagination et les sens sont occupés et entraînés par un mouvement extérieur continu et rapide. C’est là le double génie de Shakspeare, philosophe et poëte également inépuisable, moraliste et machiniste tour à tour, aussi habile à remplir bruyamment la scène qu’à pénétrer et à mettre en lumière les plus intimes secrets du cœur humain. Soumis à l’action immédiate d’une telle puissance, les hommes en