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ÉTUDE

rien à demander à notre volonté. Personne n’est tourmenté du besoin impérieux de crier à Tancrède, à Orosmane, à Othello qu’ils s’abusent ; personne ne souffre de ne pouvoir se précipiter au secours de Glocester contre l’exécrable duc de Cornouailles. Ce qu’aurait d’insupportable la situation des spectateurs d’une pareille scène est écarté par l’idée qu’elle n’a rien de réel ; idée qui nous est présente et que nous conservons sans nous apercevoir clairement de sa présence, parce que nous sommes absorbés dans la contemplation des impressions plus vives qui assiègent notre pensée. Si cette idée était claire dans notre esprit, elle ferait évanouir tout le cortège des illusions qui nous environnent, et nous l’appellerions à notre aide pour en amortir l’effet s’il venait à se changer en une vraie douleur. Mais, tant que le spectateur se plaît à l’oublier, l’art doit éviter avec soin, ce qui pourrait lui rappeler que le spectacle qu’il contemple n’a rien de réel. De là vient la nécessité de mettre en accord toutes les parties de la représentation, de ne pas répandre inégalement la force de l’illusion, affaiblie dès qu’elle se laisse reconnaître. C’est ce qui arriverait si, au moment où il se livre à des sentiments qui lui sont familiers, le spectateur était dérangé, c’est-à-dire averti par des formes de mœurs qui lui fussent trop étrangères. De là aussi l’importance d’une certaine attention à l’égard des moyens accessoires, non pour augmenter l’illusion, mais pour ne pas la troubler. Cette illusion morale que veut le drame, l’acteur seul est chargé de la produire. Où trouverait-on des moyens égaux à ceux qu’il possède ? Quelle imitation se soutiendrait à côté de la sienne ? Quel objet de la nature pourrions-nous représenter aussi bien que l’homme, quand c’est l’homme lui-même qui le représente ? Que l’art dramatique ne demande donc point de secours à d’autres imitations qui sont fort au-dessous de celle que l’homme lui peut offrir ; tout ce que doivent à l’illusion morale le machiniste et le décorateur, c’est d’écarter ce qui pourrait lui nuire. Peut-être même l’art