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SUR SHAKSPEARE.

primer à l’imagination une secousse assez forte pour pervertir le jugement à tel point qu’une représentation théâtrale pût être prise pour l’accomplissement d’un fait réel et actuel, il suffirait de bien peu de scènes pour conduire les spectateurs à ce degré de folie dont l’effet serait de troubler bientôt le spectacle par la violence de leurs émotions. Si même on voulait qu’en présence des objets imités par un art quelconque, l’âme, émue du moins de la réalité des impressions qu’elle en reçoit, éprouvât véritablement les sentiments dont une représentation fictive produit en elle l’image, les travaux du génie n’auraient réussi qu’à multiplier en ce monde les douleurs de la vie avec le spectacle des misères humaines. Cependant ces sentiments nous arrivent, nous pénètrent, et de leur existence dépend l’effet dont le poëte a voulu nous saisir. Nous avons besoin d’y croire pour nous y livrer, et nous n’y croirions pas sans leur attribuer une cause digne de les exciter. Quand nos larmes coulent devant le Portement de croix de Raphaël, il faut, pour que nous les laissions couler, que nous croyions les donner à cette compassion douloureuse qu’élèverait en nous le spectacle réel de ces déchirantes souffrances. Si, dans les émotions que nous inspire Tancrède mourant sur le théâtre, nous ne croyions pas reconnaître celles que nous éprouverions pour Tancrède mourant en réalité, nous nous saurions mauvais gré de cette pitié qui ne serait pas légitimée par son application à des douleurs au moins possibles. Et pourtant nous nous trompons ; ce que nous reconnaissons alors en nous n’est pas cette puissance qui se réveille à la vue des souffrances de nos semblables, puissance pleine d’amertume si elle est réduite à l’inaction, pleine d’activité si elle conserve la liberté et l’espoir de les secourir. Ce n’est point cette puissance, c’est son ombre, c’est l’image de nos traits répétés et frappants dans un miroir, quoique sans vie. Émus à l’aspect de ce que nous serions capables d’éprouver, nous y livrons notre imagination sans avoir