Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1863, tome 8.djvu/453

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repos, pour faire
sentinelle en ton honneur. C’est pour toi que je veille, tandis que tu

vis ailleurs, bien loin de moi, trop près de bien d’autres.


Le péché d’amour-propre possède mes yeux, mon cœur, tout en moi, et à

ce péché il n’y a point de remède tant il est profondément ancré dans
mon cœur. Il me semble qu’il n’y a point de visage si séduisant que le
mien, point de taille si parfaite, point de fidélité si précieuse, et je
me définis à moi-même mon propre mérite, comme surpassant tout autre de
tout point. Mais lorsque mon miroir me montre comment je suis en
réalité, battu par le temps et ridé par l’âge, je lis à rebours tout mon
amour-propre, tant il serait inique d’avoir de l’amour-propre dans
pareil visage. C’est toi qui es moi-même et que je loue à ma place,

colorant ma vieillesse de la beauté de tes jeunes années.


Prévoyant le temps où mon ami sera devenu ce que je suis maintenant,

lorsque la cruelle main du Temps l’aura usé et écrasé, lorsque les
heures en s’écoulant auront épuisé son sang, et couvert son front de
lignes et de rides, lorsque la matinée de sa jeunesse en sera venue à la
nuit déclinante de la vieillesse, lorsque toutes ces beautés dont il est
maintenant roi s’évanouiront ou se seront évanouies à ses yeux en
emportant le trésor de son printemps, je le fortifie d’avance contre le
cruel couteau de l’âge destructeur, afin qu’il ne puisse enlever de la
mémoire la beauté de mon ami bien-aimé, quel que soit son pouvoir sur sa
vie. Sa beauté subsistera encore dans ces lignes noires, elles vivront

et lui en elles dans toute leur fraîcheur.


Lorsque je vois les monuments élevés dans les temps passés par les

riches et par les orgueilleux désignés par la main brutale du Temps,
quand je vois abattues des tours naguère hautaines, et que l’airain
éternel devient la proie de la rage des hommes, quand je vois l’Océan
avide remporter des avantages sur le royaume de ses rives, et le jeune
sol gagner sur les flots de la mer, que je vois le gain naître des
pertes, et les pertes du gain, quand je vois tout ce changement dans la