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Combien de saintes et tristes
larmes le pieux amour n’a-t-il pas dérobées à mes yeux au nom des morts
qui m’apparaissent maintenant comme des êtres qui ont changé de place et
qui se sont tous réfugiés en toi ! Tu es le tombeau où réside l’amour
enseveli, tout paré des trophées de ceux que j’ai aimés et qui t’ont
tous donné la part qu’ils possédaient en moi ; ce que je leur devais à
tous t’appartient maintenant à toi seul, je retrouve en toi leurs images
que j’aimais, et toi qui les représentes tous, tu me possèdes tout

entier.


Si tu survis à la carrière qui me suffira, lorsque l’avare mort couvrira

mes ossements de poussière, s’il t’arrive par hasard de relire encore
une fois les pauvres et rudes vers de ton amant défunt, compare-les avec
les progrès du temps, et lors même que toutes les plumes les auraient
surpassés, conserve-les à cause de mon amour, non à cause de leurs
rimes, que la valeur d’hommes plus heureux a dépassées. Accorde
seulement cette pensée affectueuse, « si la muse de mon ami avait grandi
avec les progrès de ce temps, son amour eût enfanté des choses plus
précieuses que celles-ci, pour marcher d’un même accord dans un meilleur
équipage, mais puisqu’il est mort, et qu’il se trouve de meilleurs
poëtes que lui, je les lirai en l’honneur de leur style, et lui en

l’honneur de son amour. »


Sonnets
XXXIII
J’ai vu bien des fois un soleil éclatant flatter, le matin, d’un œil

dominateur le sommet des montagnes, baiser de ses lèvres dorées les
vertes prairies, dorer les pâles ruisseaux par une céleste alchimie,
permettant parfois aux plus vils nuages de passer avec leurs impures
exhalaisons sur son divin visage, et de cacher ses traits au monde
éperdu, tandis qu’il descendait vers l’occident dans cette disgrâce ; de
même j’ai vu un matin mon soleil briller de bonne heure sur mon front
avec un éclat triomphant ; mais hélas ! ô malheur ! il ne m’a appartenu
qu’une heure, les nuages qui passaient me l’ont caché maintenant. Mais
mon amour ne voit là dedans aucune cause de dédain, les soleils de ce

monde peuvent être voilés, puisque le soleil du ciel est bien voilé.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare|