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blessure, sa vue éblouie la lui représente triple, et alors elle blâme ses yeux féroces de multiplier les blessures là où il ne devait y en avoir aucune. Le visage d’Adonis paraît double, chacun de ses membres est doublé, car souvent l’œil s’abuse quand le cerveau est troublé.

CLXXIX. — Ma langue, dit-elle, ne peut exprimer ma douleur pour un seul, et cependant voilà deux Adonis morts. Je n’ai plus de soupirs ; mes larmes amères sont taries, mes yeux sont un feu brûlant, mon cœur est changé en plomb et le plomb de mon cœur accablé se dissout devant le feu ardent de mes yeux ; je mourrai dans cette flamme liquide du désir.

CLXXX. — Hélas, pauvre univers ! quel trésor tu as perdu ? quel visage reste ici-bas digne d’être regardé ? quelle langue musicale entendons-nous ? qu’y a-t-il dans le passé ou dans l’avenir qui puisse désormais faire ta gloire ? Ces fleurs sont suaves, leurs couleurs fraîches et vermeilles, mais la véritable et parfaite beauté vivait et est morte dans lui.

CLXXXI. — Qu’aucune créature ne porte à l’avenir ni toque ni voile ! Ni le soleil ni le vent ne chercheront à vous caresser ; n’ayant point de beauté à perdre, vous ne devez plus craindre : le soleil vous dédaigne, et le vent vous siffle ; mais quand Adonis vivait, le soleil et le vent l’épiaient comme deux voleurs pour lui ravir sa beauté.

CLXXXII. — C’est pourquoi il mettait sa toque sous les bords de laquelle le soleil brillant se glissait ; le vent l’emportait, et puis jouait avec ses cheveux : Adonis pleurait alors, et, par pitié pour ses tendres années, tous deux se disputaient à qui le premier sècherait ses larmes.

CLXXXIII. — Pour voir ses traits, le lion se cachait derrière les haies, de peur de l’effrayer ; pour jouir de son chant, le tigre, devenu apprivoisé, l’écoutait sans bruit. A sa voix, le loup abandonnait sa proie, et de tout le jour, il n’effrayait plus l’innocent agneau.

CLXXXIV. — Quand il regardait son ombre dans un ruisseau, les poissons déployaient sur elle leurs nageoires dorées. Quand il s’approchait d’eux, les oiseaux étaient si ravis que quelques-uns chantaient, et d’autres lui apportaient dans leurs becs des mûres et de rouges cerises. Il les nourrissait de sa vue, et eux le nourrissaient de fruits.

CLXXXV. — Mais ce sanglier hideux et féroce avec un museau de hérisson, qui de son œil baissé cherche sans cesse un tombeau, ne vit jamais les charmes d’Adonis, témoin le traite-