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ORLANDO.—Ni rime ni raison ne sauraient exprimer tout mon amour.

ROSALINDE.—L’amour n’est qu’une pure folie, et je vous dis qu’il mérite, autant que les fous, l’hôpital et le fouet ; ce qui fait qu’on ne corrige pas et qu’on ne guérit pas ainsi les amoureux, c’est que cette frénésie est si commune que les correcteurs même s’avisent aussi d’aimer : cependant je fais état de guérir l’amour par des conseils.

ORLANDO.—Avez-vous jamais guéri quelque amant de cette façon-là ?

ROSALINDE.—Oui, j’en ai guéri un, et voici comment : Son régime était de s’imaginer que j’étais sa bien-aimée, sa maîtresse, et tous les jours je le mettais à me faire sa cour. Alors, prenant le caractère d’une jeune fille capricieuse, je jouais la femme chagrine, langoureuse, inconstante, remplie d’envie et de fantaisies, fière, fantasque, minaudière, sotte, volage, riant et pleurant tour à tour, affectant toutes les passions sans en sentir aucune, comme font les garçons et les filles, qui pour la plupart sont assez des animaux de cette couleur. Tantôt je l’aimais, tantôt je le détestais ; tantôt je lui faisais accueil, tantôt je le rebutais ; quelquefois je pleurais de tendresse pour lui, ensuite je lui crachais au visage ; je fis tant, enfin, que je fis passer mon amoureux d’un violent accès d’amour à un violent accès de folie, qui consistait à détester l’univers entier, et qui l’envoya vivre dans un réduit vraiment monastique : c’est ainsi que je l’ai guéri, et par le même régime je me fais fort de laver votre foie aussi net que le cœur d’un mouton bien sain, de façon qu’il n’y restera pas la plus petite tache d’amour.

ORLANDO.—Je ne me soucie pas d’être guéri, jeune homme.

ROSALINDE.—Je vous guérirais si vous vouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde, à venir tous les jours à ma chaumière me faire la cour.

ORLANDO.—Oh ! pour cela, je te le jure sur mon amour que j’y consens : dis-moi où tu demeures.

ROSALINDE.—Venez avec moi, et je vous le montrerai ;