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perdez et négligez les heures glissantes du temps, si jamais vous vîtes des jours plus heureux, si jamais vous avez habité des lieux où le son des cloches vous appelât à l’église ; si jamais vous vous êtes assis à la table d’un homme vertueux ; si jamais vous avez essuyé une larme sur vos paupières ; si vous savez enfin ce que c’est que de plaindre et que d’être plaint, que la douceur soit ma seule violence. Dans cet espoir, je rougis et je cache mon épée.

LE VIEUX DUC.—Il est vrai que nous avons vu des jours plus heureux ; le son des cloches sacrées nous a appelés à l’église ; nous nous sommes assis à la table d’hommes vertueux ; nous avons essuyé nos yeux baignés de larmes que faisait couler une sainte pitié : ainsi asseyez-vous paisiblement, et disposez à votre gré de ce que nous pouvons avoir à offrir à vos besoins.

ORLANDO.—Eh bien ! alors attendez encore un moment pour manger, tandis que, comme la biche, je vais chercher mon faon pour lui donner à manger. À quelques pas d’ici, il y a un pauvre vieillard qui, conduit par l’amitié pure, a traîné après moi ses pas inégaux : il est accablé de deux maux cruels, l’âge et la faim. Je ne goûterai à rien jusqu’à ce qu’il soit rassasié.

LE VIEUX DUC.—Allez le chercher ; nous ne toucherons à rien avant votre retour.

ORLANDO.—Je vous remercie ; que le ciel vous bénisse pour vos généreux secours.

(Il sort.)

LE VIEUX DUC.—Tu vois que nous ne sommes pas seuls malheureux ; ce vaste théâtre de l’univers offre de plus tristes spectacles que cette scène où nous jouons notre rôle.

JACQUES.—Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles ; et les actes de la pièce sont les sept âges[1]. Dans le premier, c’est l’enfant, vagissant,

  1. « Anciennement, il y avait des pièces divisées en sept actes. » (WARBURTON.)