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Cléon : Mais voyez ce que peuvent les dieux ! Ces palais délicats, que naguère la terre, la mer et l’air ne pouvaient contenter malgré l’abondance de leurs dons, sont maintenant privés de tout ; ces palais, qui, il y a deux printemps, avaient besoin d’inventions pour charmer leur goût, seraient aujourd’hui heureux d’obtenir le morceau de pain qu’ils mendient. Ces mères, qui, pour amuser leurs enfants, ne croyaient pas qu’il y eût rien d’assez rare, sont prêtes maintenant à dévorer ces petits êtres chéris qu’elles aimaient. Les dents de la faim sont si cruelles, que l’homme et la femme tirent au sort pour savoir qui des deux mourra le premier pour prolonger la vie de l’autre. Ici pleure un époux, et là sa compagne ; on voit tomber des foules entières, sans avoir la force de leur creuser un tombeau. N’est-ce pas la vérité ?

Dionysa : Notre pâleur et nos yeux enfoncés l’attestent.

Cléon : Que les villes qui se désaltèrent à la coupe de l’abondance, et à qui elle prodigue les prospérités, écoutent nos plaintes au milieu de leurs banquets ! le malheur de Tharse peut être un jour leur partage.

(Un seigneur entre.)

Le Seigneur : Où est le gouverneur ?

Cléon : Ici. Déclare-nous les chagrins qui t’amènent ici avec tant de hâte ; car l’espérance est trop loin pour que ce soit elle que nous attendions.

Le Seigneur : Nous avons signalé sur la plage voisine une flotte qui fait voile ici.

Cléon : Je m’en doutais : un malheur ne vient jamais sans amener un héritier prêt à lui succéder. Quelque nation voisine, prenant avantage de notre misère, a armé ces vaisseaux pour nous vaincre, abattus comme déjà nous le sommes, et faire de nous sa conquête sans se soucier du peu de gloire qu’elle en recueillera.

Le Seigneur : Ce n’est pas ce qu’il faut craindre ; car leurs pavillons blancs déployés annoncent la paix, et nous promettent plutôt des sauveurs que des ennemis.

Cléon : Tu parles comme quelqu’un qui ignore que l’apparence la plus flatteuse est aussi la plus trompeuse.