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LES APOCRYPHES.

procédés et de probité dans leurs actes, ils demandent que vos seigneuries ne leur interdisent pas de jouer au susdit théâtre privé, et en reconnaissance ils s’engagent à prier toujours pour l’élévation et la prospérité de vos honorables seigneuries.

Cette remarquable supplique, signée du nom de Shakespeare, est d’une humilité qui serre le cœur. Placé le sixième sur cette liste de comédiens obscurs, le grand homme qui hier donnait au monde Roméo et Juliette est réduit à implorer de la clémence du pouvoir le droit de vivre et de faire vivre ses camarades. La récompense qu’il sollicite, après tant de travaux sublimes, c’est la permission de gagner son pain ! Il demande comme une grâce qu’on ne lui brise pas sa plume. Il sera trop heureux si, sur ce théâtre où il vient de faire jouer Hamlet, il ne lui est pas interdit de faire représenter un drame qu’il rêve déjà et qu’il appellera Othello. Il mendie l’autorisation de mettre en scène. Falstaff et le roi Lear. Allons, soyez bons princes, milords du conseil privé, ne punissez pas cet homme de tous les chefs-d’œuvre qu’il a faits, et, pour l’amnistier, laissez-le libre d’en faire d’autres. D’ailleurs, songez-y, si vous réduisez au silence Shakespeare et sa troupe, qui se chargera d’amuser et de distraire Sa Majesté ? Comment remplacerez-vous, dans les galas de la cour, ces divertissements scéniques improvisés tout exprès par ces histrions « pour la récréation et le soulas de la reine ? » Que vos seigneuries y prennent garde ; si elles interdisent les farces de ce drôle de Shakespeare, la reine pourrait s’ennuyer !

L’argument était trop puissant pour ne pas faire réfléchir les lords du conseil privé. Après un mûr examen, ils repoussèrent la pétition des puritains, et ils autorisèrent Burbage à reconstruire la salle de Blackfriars. Les puritains se soumirent en murmurant à cet ordre suprême qui sauvait le théâtre anglais.