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LES APOCRYPHES.

justifiée par des raisons supérieures. Ces raisons, je les trouve dans la lecture même d’Édouard III. Les inégalités très-visibles, que la critique a signalées dans ce drame, ne prouvent rien contre mon opinion. Les premières compositions du maître, la Comédie des Erreurs, Peines d’amour perdues, la Sauvage apprivoisée, l’esquisse d’Hamlet, sont entachées de faiblesses qui n’infirment nullement leur authenticité, et, selon moi, Édouard III doit être classé parmi ces travaux, en quelque sorte préparatoires, où s’essaie le génie naissant du maître. Au milieu de défaillances incontestables, ce génie se manifeste ici par des traits éclatants. Ces traits ne sont-ils que des retouches ? C’est possible. En tout cas, la griffe magistrale est là. J’ai déjà signalé la beauté toute shakespearienne de cet épisode qui nous montre le vainqueur de Crécy vaincu par un regard de femme. Je retrouve Shakespeare presque à chaque page dans le reste du drame. Cette pittoresque description de « la fière armada d’Édouard » attaquant et détruisant la flotte française, quel autre que Shakespeare pourrait alors la signer ? Lui seul a pu nous peindre avec ce lumineux éclat le formidable champ de bataille de Poitiers :

« Devant nous, dit le vieil Audley au prince Noir, devant nous se déploie le roi Jean fort de tous les avantages que peuvent donner le ciel et la terre ; ses troupes forment un front de bataille plus considérable que toute notre armée. Son fils, l’arrogant duc de Normandie, couvre la montagne à notre droite d’un surtout de métal, si bien qu’en ce moment l’altière colline semble un orbe d’argent. Sur ses flancs, les étendards des bannerets, les flammes resplendissantes soufflettent l’air et fouettent le vent qui, dominé par leur éclat, s’acharne à les caresser. Sur notre gauche, s’étend Philippe, le plus jeune enfant du roi ; il cuirasse la colline opposée d’un tel attirail, que toutes ces piques vermeilles qui se dressent semblent de sveltes arbres d’or