Page:Shakespeare, apocryphes - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1866, tome 2.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
INTRODUCTION.

sart des scènes que je viens d’analyser, et vous verrez combien le poëte est ici supérieur à l’historien. Ce qui n’est dans la chronique qu’une narration naïvement maniérée devient, dans Édouard III, un véritable drame qui met en lumière les plus pathétiques débats de la conscience. Selon l’historien, quelques mots de la comtesse de Salisbury suffisent pour éteindre « l’étincelle de fine amour que madame Vénus a envoyée au roi par Cupido. » L’auteur d’Édouard III ne veut pas qu’il en soit ainsi : de ce froid colloque de cour, il fait un conflit grandiose où l’amour du père est aux prises avec la dévouement du vassal, où la fidélité de l’épouse s’insurge contre la soumission de la sujette, où la passion de l’homme humilie la majesté du roi. Qui ne reconnaît un maître à cette manière supérieure de traiter le sujet offert ici par l’histoire ? Un grand poëte seul a pu avoir cette rare inspiration de donner pour prologue aux retentissantes querelles du champ de bataille les luttes les plus intimes du for intérieur. N’appelez pas cela une digression, n’appelez pas cela un hors-d’œuvre ! La conscience aussi est un champ d’honneur. La vaillance devant l’épée nue n’est pas plus intrépide que la bravoure devant l’ardente passion. Il y a des prouesses secrètes et obscures qui valent les faits d’armes les plus bruyants et les plus illustres. L’âme humaine aussi a ses Poitiers et ses Crécy, et c’est à l’art du grand poëte d’élever ces triomphes inconnus à la hauteur des plus glorieuses victoires.

Ce grand poëte, vous avez sans doute deviné qui il est. Moi, je soupçonne fort qu’il s’appelle Shakespeare. Oui, dans les trois scènes dont la comtesse de Salisbury est l’héroïne, je reconnais Shakespeare à chaque ligne, à chaque parole, à chaque trait. Ces scènes sont, par la facture, contemporaines de Roméo et Juliette et de Peines d’amour perdues. Comment en douter ? C’est le même rhythme, la même harmonie, la même coupe de vers, la même profusion de