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LES APOCRYPHES.

D’ailleurs la méprise ici est impossible. Il faut avoir traduit les Deux nobles parents pour se rendre compte de l’immense différence qui existe entre le style de Shakespeare et celui de Fletcher. Autant la phrase du premier est rebelle et hostile à l’interprétation, autant la phrase du second lui est docile et aisée. Le traducteur des Deux nobles parents reconnaît ainsi presque infailliblement, à la mesure même des obstacles qu’il rencontre, l’auteur auquel il a affaire. Est-il en face de Shakespeare ? Mille difficultés surgissent ; ici, une ellipse des plus hardies ; là, une hyperbole vertigineuse ; là, une antithèse énorme ; plus loin, une image frappante qui va se perdant dans le clair-obscur du rêve ; plus loin encore, un amas de métaphores disparates qui jaillissent de la même idée et se précipitent inachevées les unes sur les autres ; pour essayer de rendre tout cela, il faut que le traducteur s’évertue continuellement, et c’est après maintes hésitations, après maints échecs, après maintes ratures, qu’il parvient à conquérir la parole définitive qui se rapproche le plus du mot original.

Au contraire est-il devant Fletcher ? Tout change : la langue, élégante et souple, prend tout à coup la familiarité moderne ; elle s’éclaircit en s’amoindrissant ; plus de brusques raccourcis, ni d’insondable pénombre ; plus de métaphores entrechoquées ; l’image, unie comme la pensée, se développe nettement dans sa plénitude logique ; la phrase est agréable, touchante, éloquente, pathétique même ; elle charme souvent, mais elle n’étonne plus ; la grâce est restée, mais le génie a disparu. Aussi la tâche du traducteur, naguère si pénible, devient brusquement facile, et l’expression décisive dont il a besoin se place, pour ainsi dire, d’elle-même sous le texte qu’il doit rendre. Aidé de ce critérium tout spécial, que je signale à tous ceux qui seront tentés d’y avoir recours, j’ai donc pu affronter sans présomption le délicat problème que les Deux nobles parents