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LES APOCRYPHES.

din pour y attendre sa décision. Le voilà seul. Sa femme, accablée, est rentrée dans sa chambre à coucher, et s’est jetée sur un lit de repos. Le malheureux, à bout de ressources, mesure alors avec le regard de la pensée l’abîme où l’a précipité sa passion néfaste :

— Ô prodigue ! te voilà ruiné par tes péchés chéris ! Ta damnation, c’est ta misère… Qu’y a-t-il donc dans trois dés, qu’ils font ainsi jeter à un homme trois fois trois mille acres dans le cercle d’une petite table ronde, qu’ils forcent un gentilhomme à lancer ses enfants d’une main tremblante dans le vol ou dans la mendicité ? C’est fini ! j’ai fait cela, moi ! Ô misère terrible ! horrible ! Quel bel héritage était le mien ! si beau ! si beau ! Mon domaine brillait comme une pleine lune autour de moi, mais maintenant la lune est à son dernier quartier, elle décroît, elle décroît… Ah ! je suis fou quand je pense que cet astre était à moi, à moi et à mon père, et aux pères de mon père, de génération en génération. Maintenant notre nom est : mendiant !… Ma prodigalité, c’est le geôlier de mon frère, c’est la désolation de ma femme, c’est la misère de mes enfants et c’est ma propre ruine… Pourquoi ai-je encore des cheveux sur ma tête maudite ? Est-ce que ce poison-là ne les fera pas tomber ?

Et il s’arrache les cheveux… À cet instant il voit entrer l’aîné de ses enfants, frais, rose, joyeux, faisant gaîment tourbillonner une toupie avec un fouet. Il enlève le marmot par le pan de sa longue robe, et le tient d’une main, tandis que de l’autre il tire son poignard :

— En l’air ! monsieur, car ici-bas vous n’avez plus d’héritage.

— Oh ! qu’est-ce que voulez, père ? Je suis votre enfant blond.

— Tu seras mon enfant rouge, alors. À toi ceci !

— Oh ! vous me faites mal, père.