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INTRODUCTION.

quand Tamora le suppliait à genoux d’épargner le jeune captif, il répondait par l’ordre d’allumer le bûcher. De quel droit donc invoque-t-il pour lui et pour les siens cette clémence qu’il a lui-même bannie ? Et pourquoi cet impitoyable obtiendrait-il pitié ?

Ce qui manque ici, c’est une figure où nous nous reconnaissions. Tous les personnages qui traversent cette scène n’ont de commun avec nous que le visage : ils n’ont pas d’âme. Si une telle peinture était réelle, si une pareille collection résumait effectivement le monde des vivants, c’en serait fait de toute civilisation. Les hommes, égarés de crimes en crimes par une férocité fatale, s’entre-tueraient indéfiniment dans la nuit funèbre de la barbarie, et l’univers deviendrait un pandémonium. Mais heureusement ce drame n’est qu’une affreuse et exceptionnelle fiction contre laquelle proteste le théâtre entier de Shakespeare. Regardez les plus sombres tableaux exposés par le maître, et vous y apercevrez toujours une attrayante et lumineuse figure qu’éclaire le rayonnement de l’humanité : dans Macbeth, Macduff ; dans le Roi Lear, Cordelia ; dans Jules César, Brutus. Toujours, au milieu des crises les plus désespérées, aux époques même où les agents de malheur et de ruine semblent tenir à jamais la victoire, le poëte fait surgir quelque caractère vénérable ou charmant qui sauvegarde l’avenir menacé en conservant inviolable, pour le léguer aux générations futures, le dépôt sacré des plus nobles instincts et des affections les plus hautes. Toujours il oppose aux succès les plus éclatants des passions funestes quelque militante protestation des éléments sublimes de notre essence. Toujours il donne au mal apparemment triomphant le démenti suprême de l’invincible idéal.

C’est ce démenti que nous demanderions vainement à Titus Andronicus, et voilà pourquoi Titus Andronicus est une conception absolument anti-shakespearienne. Shakes-