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LE CONTE DU CHEVALIER.

Alors Palémon fronça le sourcil : — Il n’y aurait pas pour toi grand honneur, dit-il, à être fourbe et traître envers moi qui suis ton cousin et ton frère d’adoption. Ne nous sommes-nous pas juré d’être fidèles l’un à l’autre, jusqu’à ce que la mort nous séparât, et de ne jamais nous contrarier dans nos amours, ni dans quelque entreprise que ce fût ? N’as-tu pas juré, toi, mon frère chéri, de me seconder en toute chose, comme je te seconderais moi-même ? Tel fut ton serment, et tel fut aussi le mien : voilà ce que j’affirme ; et tu n’oserais me contredire. Tu es de mon avis, sans doute, et tu aurais la perfidie d’aimer la dame que j’aime et que je sers, et que je servirai jusqu’à ce que mon cœur se dessèche ! Ah ! tu ne seras pas à ce point perfide, Arcite ! Je l’ai aimée le premier, et je t’ai dit ma peine comme à mon confident, comme à un frère qui, je le répète, a juré de me seconder. Tu es tenu par ta foi de chevalier à m’assister, si cela est en ton pouvoir ; sinon, tu es un traître, j’ose le dire.

À cela Arcite répliqua fièrement : — Traître ! C’est toi qui le serais, bien plutôt que moi !… Oui, je te le dis hautement, tu es un traître. Car je l’ai aimée d’amour avant toi. Que prétends-tu donc ? Tu ne savais pas tout à l’heure si elle était femme ou déesse. Ton sentiment est une pieuse affection ; le mien est un amour pour une créature. Je t’ai avoué mon impression comme à mon cousin, comme à mon frère d’adoption. Admettons que tu l’aies aimée le premier. Ne connais-tu pas le vieux dicton : il n’est pas de loi pour l’amoureux ? L’amour est, selon ma mesure, une loi plus haute que toutes celles qui peuvent être promulguées par un simple mortel. Et voilà pourquoi les lois positives et tous les décrets terrestres sont violés, chaque jour et partout, par amour. L’homme doit aimer, bon gré, mal gré. Au risque de mourir, il ne peut échapper à l’amour, dût-il s’éprendre d’une vierge, d’une veuve ou d’une