Voici des ponts et des maisons qui brûlent,
En façades de sang, sur le fond noir du crépuscule ;
L’eau des canaux en réfléchit les fumantes splendeurs.
De haut en bas, jusqu’en ses profondeurs,
D’énormes tours obliquement dorées
Barrent la ville au loin d’ombres démesurées ;
Les bras des feux, ouvrant leurs mains funèbres,
Éparpillent des tisons d’or par les ténèbres ;
Et les brasiers des toits sautent en bonds sauvages,
Hors d’eux-mêmes jusqu’aux nuages.
On fusille par tas, là-bas.
La mort, avec des doigts précis et mécaniques,
Au tir rapide et sec des fusils lourds,
Abat, le long des murs du carrefour,
Des corps debout jetant des gestes tétaniques[1].
Des rangs entiers tombent comme des barres ;
Des silences de plomb pèsent dans les bagarres.
Des cadavres, dont les balles ont fait des loques,
Le torse à nu, montrent leurs chairs baroques ;
Et le reflet dansant des lanternes fantasques
Crispe en rire le cri dernier sur tous ces masques.
Et lourds, les bourdons[2] noirs tanguent dans l’air :
Une bataille rauque et féroce de sons
S’en va pleurant l’angoisse aux horizons
Hagards comme la mer.
Tapant et haletant, le tocsin[3] bat,
Comme un cœur dans un combat,
Quand, tout à coup, pareille aux voix asphyxiées,
Telle cloche qui âprement tintait.
Dans sa tourelle incendiée,
Se tait.
Aux vieux palais publics, d’où les échevins[4] d’or
Jadis domptaient la ville et refoulaient l’effort
Et la marée en rut des multitudes tortes[5],
- ↑ Dérivé de tétanos (grec : τέτανος) : contractions convulsives de certains muscles.
- ↑ Un bourdon, grosse cloche qui sonne le glas ou le tocsin ; en italien campanone.
- ↑ En allemand, Sturmläuten ; en anglais, alarm bell ; en italien, la campana dello stormo.
- ↑ Magistrats municipaux des villes de Belgique, ceux qu’on appelle en France les adjoints au maire, et, dans la Suisse française, les municipaux.
- ↑ Forme archaïque de torses, ayant le sens de tordues.