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albert giraud

d’étranges rêveries, une imagination un peu macabre, où l’on sent aussi l’influence baudelairienne. En général, sa fantaisie poétique est plutôt aimable, ou bien aime à se promener à travers les scènes nobles que la vie déroule.

Supplique[1].

Ô Pierrot ! Le ressort du rire,
Entre mes dents je l’ai cassé :
Le clair décor s’est effacé
Dans un mirage à la Shakespeare.

Au mât de mon triste navire
Un pavillon noir est hissé :
Ô Pierrot ! Le ressort du rire,
Entre mes dents je l’ai cassé.

Quand me rendras-tu, porte-lyre,
Guérisseur de l’esprit blessé,
Neige adorable du passé,
Face de lune, blanc messire,
Ô Pierrot ! le ressort du rire ?



Violon de lune[2].

L’âme du violon tremblant,
Plein de silence et d’harmonie,
Rêve dans sa boîte vernie
Un rêve languide et troublant.

Qui donc fera d’un bras dolent
Vibrer dans la nuit infinie
L’âme du violon tremblant
Plein de silence et d’harmonie ?

La lune, d’un rais[3] mince et lent,
Avec des douceurs d’agonie,
Caresse de son ironie,

  1. Extrait de Pierrot lunaire (1884). — Pierrot est un personnage comique du théâtre français, venu de la Commedia dell’arte italienne. Le célèbre peintre français du XVIIIe siècle, Watteau, en a fixé la figure dans son Gilles vêtu d’une souquenille blanche, avec un chapeau blanc à la Colin, un large pantalon blanc, des escarpins blancs, et la figure maquillée de blanc. Après avoir personnifié le vice niais dans les pantomimes, Pierrot a fini par devenir une sorte d’amant falot, malheureux et sympathique de la Fantaisie et de l’Idéal.
  2. Extrait de Pierrot lunaire.
  3. Mot archaïque : rayon (du latin radium, en italien raggio) ; on doit l’écrire plutôt rai, au singulier.