Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’idée des formes alpestres à celles d’un climat d’oliviers, de citronniers ; mais enfin le mot de Chartreuse m’avait frappé : c’était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie heureuse ; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité inaltérable dont le besoin remplissait mon cœur trompé.

Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et dont je n’affirmerai rien, sinon que le fait est tel. Je n’avais jamais rien vu, rien lu, que je sache, qui m’eût donné quelque connaissance du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa, d’après cette notion confuse et d’après ses propres penchants, le site où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha singulièrement de la vérité. Voyant longtemps après une gravure qui représentait ces mêmes lieux, je me dis, avant d’avoir lu : Voilà la Grande Chartreuse ; tant elle me rappela ce que j’avais imaginé. Et quand il se trouva que c’était elle effectivement, cela me fit frémir de surprise et de regret ; il me sembla que j’avais perdu une chose qui m’était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je n’entends point sans une émotion pleine d’amertume ce mot Chartreuse.

Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions profondes. Si je passe l’âge où les idées ont déjà de l’étendue ; si je cherche dans mon enfance ces premières fantaisies d’un cœur mélancolique, qui n’a jamais eu de véritable enfance, et qui s’attachait aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu’il fût seulement décidé s’il aimerait ou n’aimerait pas les jeux ; si, dis-je, je cherche ce que j’éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je trouve des impressions aussi ineffa-