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j’avance avec peine, et qu’il n’y a point d’eau, point de fraîcheur, point d’ombrage ? Je vois un espace inculte et muet, des roches ruineuses, dépouillées, ébranlées, et les forces de la nature assujetties à la force des temps. N’est–ce pas comme si j’étais paisible, quand je trouve, au dehors, sous le ciel ardent, d’autres difficultés et d’autres excès que ceux de mon cœur ?

Je ne m’oriente point ; au contraire, je m’égare quand je puis. Souvent je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin d’avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j’aime à suivre ; il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu’il ne va ni aux plaines ni à la ville ; il ne suit aucune direction ordinaire ; il n’est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs ; il semble n’avoir point de fin ; il passe à travers tout, et n’arrive à rien : je crois que j’y marcherais toute ma vie.

Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous, et vous plaisantez au sujet de ma prétendue solitude : mais vous vous trompez ; vous me croyez à Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout cela. Je n’aime pas plus les maisons champêtres de ces pays-ci que leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris ; j’y eusse trouvé l’un et l’autre.

Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre, remplie de l’agitation qui me presse quelquefois.

Jadis, comme je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux biches fuir devant un loup. Il était assez près d’elles ; je jugeai qu’il les devait atteindre, et je m’avançai du même côté pour voir la résistance, et l’aider s’il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une place dé-