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d’homme ne marquait l’aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. Quand j’entendais un écureuil, quand je faisais partir un daim, je m’arrêtais, j’étais mieux, et pour un moment je ne cherchais plus rien. C’est à cette époque que je remarquai le bouleau, arbre solitaire qui m’attristait déjà, et que depuis je ne rencontre jamais sans plaisir. J’aime le bouleau ; j’aime cette écorce blanche, lisse et crevassée ; cette tige agreste ; ces branches qui s’inclinent vers la terre ; la mobilité des feuilles, et tout cet abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.

Temps perdus, et qu’on ne saurait oublier ! Illusion trop vaine d’une sensibilité expansive ! Que l’homme est grand dans son inexpérience : qu’il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle aride de l’injustice ne venait pas dessécher son cœur ! J’avais besoin de bonheur. J’étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l’aurore elle-même, épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d’une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres ; voilà le matin de la vie : à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l’homme est achevée.

Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l’homme, et qui semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour : j’allai jusqu’à croire que j’aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop impétueux brûla dans le vide, et s’éteignit sans avoir rien éclairé. Ainsi, dans la saison des orages apparaissent, pour l’effroi de l’être vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.