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surpris que je n’aie rien à vous dire après avoir eu, pendant plus de six heures, des sensations et des idées que ma vie entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée l’attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec Jean-Jacques. Ils parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un génie poétique : ils attendaient un beau morceau d’éloquence ; l’auteur de Julie s’assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d’herbe, et ne dit mot.

Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres s’allongeaient, et que j’éprouvai quelque froid dans l’angle ouvert au couchant où j’étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n’y pouvais prendre de mouvement : la marche était trop difficile sur ces escarpements. Les vapeurs étaient dissipées, et je vis que la soirée serait belle, même dans les vallées.

J’aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis ; mais je n’y avais pas songé jusqu’à ce moment. La couche d’air grossier qui enveloppe la terre m’était trop étrangère dans l’air pur que je respirais, vers les confins de l’éther (D) : toute prudence s’était éloignée de moi, comme si elle n’eût été qu’une convenance de la vie factice.

En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai à dix heures ; la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit : il ne faisait aucun vent ; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me suis donnée.