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dre à s’alimenter lui-même dans son dénûment, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence odieux, à subsister dans une nature muette.

Vous qui me connaissez, qui m’entendez, mais qui, plus heureux et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie, vous savez quels sont en moi, dans l’éloignement où nous sommes destinés à vivre, les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me console, c’est de vous avoir : ce sentiment ne cessera point. Mais, nous nous le sommes toujours dit, il faut que mon ami sente comme moi ; il faut que notre destinée soit la même ; il faut qu’on puisse passer ensemble sa vie. Combien de fois j’ai regretté que nous ne fussions pas ainsi l’un à l’autre ! Avec qui l’intimité sans réserve pourra-t-elle m’être aussi douce, m’être aussi naturelle ? N’avez-vous pas été jusqu’à présent ma seule habitude ? Vous connaissez ce mot admirable : Est aliquid sacri in antiquis necessitudinibus. Je suis fâché qu’il n’ait pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un orateur[1]. Vous êtes le point où j’aime à me reposer dans

  1. Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand homme ; il eut de très-grandes qualités et de très-grands talents ; il remplit un beau rôle ; il écrivit très-bien sur les matières philosophiques : mais je ne vois pas qu’il ait eu l’âme d’un sage. Obermann n’aimait point qu’on en eût seulement la plume. Il trouvait d’ailleurs qu’un homme d’État rencontre l’occasion de se montrer tout ce qu’il est : il croyait encore qu’un homme d’État peut faire des fautes, mais ne peut pas être faible ; qu’un père de la patrie n’a pas besoin de flatter ; que la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui restent inconnus, mais qu’autrement on ne peut en avoir que par petitesse d’âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu’un consul de Rome pleure plurimis lacrymis, parce que madame son épouse est obligée de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet orateur, dont le génie n’était peut-être pas aussi grand que les talents. Au reste, en interprétant son sentiment d’après la manière de voir que ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m’aperçois que je lui prête tout à fait le mien. Je suis bien aise que l’auteur de de Officiis ait réussi dans l’affaire de Catilina ; mais je voudrais qu’il eût été grand dans ses revers.