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« Examinez toutefois : il se peut que les aperçus d’un homme du Danube ne s’éloignent pas de la vérité :


CHANT FUNÈBRE D’UN MOLDAVE.
Traduit de l’esclavon.

« Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la terre. Qu’y aurait-il de mieux, après une heure de délices ? Comment imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances ? Mourons, c’est le dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.

« Si vous désirez vivre encore, contenez-vous ; suspendez ainsi votre chute. Jouir, c’est commencer à périr ; se priver, c’est s’arranger pour vivre. La volupté apparaît à l’issue des choses, à l’un et à l’autre terme ; elle communique la vie, et elle donne la mort. L’entière volupté, c’est la transformation.

« Comme un enfant, l’homme s’amuse de peu de chose sur la terre, mais enfin sa destination est de choisir parmi ce qu’elle offre. Quand ces choix sont accomplis, c’est la mort qu’il veut voir ; ce jeu longtemps redouté pourra seul désormais lui faire impression.

« N’avez-vous jamais désiré la mort ? C’est que vous n’avez pas achevé l’expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez ; la mort devient votre seul avenir.

« On aime à s’approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de nouveau, jusqu’à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté dans la tempête ! C’est qu’elle promet la mort. Les éclairs montrent les abîmes, et la foudre les ouvre.

« Quel plus grand objet de curiosité ? Quel besoin plus impérieux ? Il est fini pour chacun de nous, selon ses forces, l’examen des choses du monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa lumière, ou la nuit perpétuelle.

« Ils redoutent moins la mort, les hommes d’un grand caractère, les hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l’âge. Serait-ce parce qu’ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, et que d’autres y croient malgré leur foi ?

« La mort n’est pas un mal, puisqu’elle est universelle. Le mal, c’est l’exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu’elle étonne, la mort peut affliger ; quand on y arrive naturellement, elle est consolante.

« Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n’est qu’une sujétion, qu’elle finisse ; si elle ne conduit à rien, s’il doit être inutile d’avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.