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je m’arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait le triomphe du cœur. Non ; l’oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. L’austère travail et l’avenir !

Je me trouvais placé au détour de la vallée, entre les rocs d’où le torrent se précipite, et les chants que j’avais moi-même ordonnés ; ils commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de l’air les dissipait par intervalles, et je savais l’instant où ils cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, s’écoulant, mais s’écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite de l’eau est comme la fuite de nos années. On l’a beaucoup redit, mais dans plus de mille ans on le redira : le cours de l’eau restera, pour nous, l’image la plus frappante de l’inexorable passage des heures. Voix du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des cieux, sois seule entendue.

Rien n’est sérieux, s’il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les choses dont nous séparera notre dernier souffle ? Hésiterai-je entre une rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante fantaisie, et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée ? Je céderais à l’idée d’un lien imparfait, d’une affection sans but, d’un plaisir aveugle ! Ne sais-je pas les promesses qu’en devenant veuve elle a faites à sa famille ? Ainsi l’union entière se trouve interdite ; ainsi la question est simple, et ne doit plus m’arrêter. Qu’y aurait-il de digne de l’homme dans l’amusement trompeur d’un stérile amour ? Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c’est se livrer soi-même à l’éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, j’en suis responsable : il faut qu’elles portent leurs fruits. Ces bienfaits de l’existence, je les conserverai, je les honorerai ; je ne veux du moins m’affaiblir au dedans de moi qu’à l’instant inévitable. Profondeurs de l’espace, serait-ce en vain qu’il