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je me promenais le long des eaux vertes de la Thièle. Mais, me sentant disposé à rêver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer tout entière au dehors, je pris la route de Saint-Blaise. Je la quittai à un petit village nommé Marin, qui a le lac au sud ; je descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. L’air était calme, on n’apercevait aucune voile sur le lac. Tous reposaient, les uns dans l’oubli des travaux, d’autres dans celui des douleurs. La lune parut : je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur les terres et sur les eaux l’ineffable mélancolie de ses dernières lueurs. La nature paraît bien grande lorsque, dans un long recueillement, on entend le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme d’une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit.

Indicible sensibilité, charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable, passion universelle, sagesse avancée, voluptueux abandon ; tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennuis profonds, j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J’ai fait un pas sinistre vers l’âge d’affaiblissement ; j’ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l’homme simple dont le cœur est toujours jeune !

Là, dans la paix de la nuit, j’interrogeai ma destinée incertaine, mon cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je donc ? me disais-je. Quel triste mélange d’affection universelle et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! L’imagination me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique, pouvant se modifier arbitrairement, se revêt