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entre le lac et la Thièle était inondé presque entièrement ; les parties les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines d’eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux endroits les plus difficiles soutenaient ou continuaient cette sorte de chaussée naturelle : on ne distinguait point le pâturage que ces dociles animaux devaient atteindre ; et à voir leur démarche lente et mal assurée, on eût dit qu’ils allaient s’avancer et se perdre dans le lac. Les hauteurs d’Anet et les bois épais du Julemont sortaient du sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne montueuse du Vuilly bordait le lac à l’horizon. Vers le sud, l’étendue s’en prolongeait derrière les coteaux de Montmirail ; et par delà tous ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature qui font les lieux sublimes.

Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C’est un homme plus occupé de fumer et de boire que de haïr, de projeter, de s’affliger. Il me semble que j’aimerais assez dans les autres ces habitudes, que je ne prendrai point. Elles font échapper à l’ennui ; elles remplissent les heures, sans que l’on ait l’inquiétude de les remplir ; elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu’on ne voit sur aucun front, celui d’une distraction suffisante qui concilie tout et ne nuit qu’aux acquisitions de l’esprit.

Le soir je pris la clef pour rentrer pendant la nuit, et n’être point assujetti à l’heure. La lune n’était pas levée,