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Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir éveillerait l’autre, afin qu’il eût aussi son heure de patience ; et que celui qui ferait un songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en avertirait aussitôt, afin que le lendemain, en prenant le thé, on l’expliquât selon l’antique science secrète.

Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil ; je commence à le retrouver depuis que j’ai renoncé au café, depuis que je ne prends de thé que fort modérément, et que je le remplace quelquefois par du petit-lait, ou simplement par un verre d’eau. Je dormais sans m’en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans jouissance. En m’endormant et en m’éveillant, j’étais absolument le même qu’au milieu du jour ; mais à présent j’obtiens, pendant quelques minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement voluptueux qui annonce l’oubli de la vie, et dont le retour journalier la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans cesse. Alors on est bien au lit, même lorsqu’on n’y dort point. Vers le matin, je me mets sur l’estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé ; je suis bien. C’est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de calme, j’aime à voir la vie ; il me semble alors qu’elle m’est étrangère, je n’y ai point de rôle. Ce qui m’arrête surtout maintenant, c’est le fracas des moyens et le néant des résultats ; cet immense travail des êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des flots ; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le buisson du désert. Ainsi l’homme désire, et mourra. Il naît au hasard, il s’essaye sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il passe sans avoir vécu, et celui qui obtient de vivre passera aussi. César a gagné