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moi. C’est une bizarrerie bien digne de la misère de l’homme, que notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d’un si beau pays, et dans l’aisance au milieu de quelques infortunés plus contents que nous ne le serons jamais.

Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez qu’habituellement notre langueur n’a rien d’amer. Il est inutile de vous dire que je n’ai pas une nombreuse livrée. A la campagne, et dans notre manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations ; les cordons pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J’ai cherché la commodité et non l’appareil ; j’ai d’ailleurs évité les dépenses sans but ; et j’aime autant me fatiguer moi-même à verser de l’eau d’une carafe dans un verre, que de sonner pour qu’un laquais vigoureux accoure le faire depuis l’extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne faisons guère un mouvement l’un sans l’autre, un cordon communique de sa chambre à coucher à la mienne et à mon cabinet. La manière de le tirer varie : nous nous en avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais selon nos fantaisies ; en sorte que le cordon va très-souvent.

Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont les jouets de notre oisiveté ; nous sommes princes en ceci, et, sans avoir d’États à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. Nous croyons que c’est toujours quelque chose d’avoir ri ; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous comptons les mondes avec Lambert ; quelquefois, encore remplis de l’enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante d’un poulet d’Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris d’amour qui se disputent leur héroïne.