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LETTRE LXXX.

2 août, IX.

Je pense comme vous qu’il faudrait un roman, un véritable roman tel qu’il en est quelques-uns ; mais c’est un grand ouvrage qui m’arrêterait longtemps. A plusieurs égards j’y serais assez peu propre, et il faudrait que le plan m’en vînt comme par inspiration.

Je crois que j’écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront parcourent avec moi tout le monde soumis à l’homme. Quand nous aurons regardé ensemble, quand nous aurons pris l’habitude d’une manière commune à eux et à moi, nous rentrerons, et nous raisonnerons. Ainsi deux amis d’un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, rêvent, ne se parlent pas, et s’indiquent seulement les objets avec leur canne ; mais le soir, auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu’ils ont vu dans leur promenade.

La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme étant là seulement pour voir. Il faut s’y intéresser sans illusion, sans passion, mais sans indifférence, comme on s’intéresse aux vicissitudes, aux passions, aux dangers d’un récit imaginaire : celui-là est écrit avec bien de l’éloquence.

Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant, assez varié pour exciter l’intérêt, assez fixe, assez réglé pour plaire à la raison, pour amuser par des systèmes, assez incertain pour éveiller les désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la vie, l’idée de la mort serait intolérable ; mais les douleurs nous aliènent, les dégoûts nous rebutent, l’impuissance et les sollicitudes font oublier de voir ; et l’on s’en va froidement, comme on quitte les loges quand un voisin