Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si une sorte d’autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, elle est indispensable à l’écrivain. La considération publique est un de ses plus puissants moyens : sans elle il ne fait qu’un état, et cet état devient bas, parce qu’il remplace une grande fonction.

Il est absurde et révoltant qu’un auteur ose parler à l’homme de ses devoirs, sans être lui-même homme de bien[1]. Mais si le moraliste pervers n’obtient que du mé-

  1. Il est absurde et révoltant qu’il se charge de chercher les principes, et d’examiner la vérité des vertus, s’il prend pour règle de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs et la raison morale de leurs actions, s’il n’est rempli du sentiment de l’ordre, s’il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, mais la félicité publique : si l’unique fin de sa pensée n’est pas d’ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que l’intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a d’autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection humaine ; quiconque peut chercher sérieusement les honneurs, les biens, l’amour même ou la gloire, n’est pas né pour la magistrature auguste d’instituteur des hommes.
    Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous irritez pas contre lui, n’allez pas haïr sa personne ; mais que sa duplicité vous indigne ; et, s’il le faut, pour qu’il ne puisse plus corrompre le cœur humain, plongez-le dans l’opprobre.
    Celui qui, sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes ses vues à l’ordre et à l’équité morale, ose parler de morale à l’homme, à l’homme qui a comme lui l’égoïsme naturel de l’individu et la faiblesse d’un mortel, celui-là est un charlatan plus détestable : il avilit les choses élevées ; il perd tout ce qui nous restait. S’il a la fureur d’écrire, qu’il fasse des contes, qu’il travaille des petits vers ; s’il a le talent d’écrire, qu’il traduise, qu’il soit homme de lettres, qu’il explique les arts, qu’il soit utile à sa manière ; qu’il travaille pour de l’argent, pour la réputation ; que, plus désintéressé, il travaille pour l’honneur d’un corps, pour l’avancement des sciences, pour la renommée de son pays ; mais qu’il laisse à l’homme de bien ce qu’on appelait la fonction des sages, et au prédicateur le métier des mœurs.
    L’imprimerie a opéré dans le monde social un grand changement. Il était impossible que cette influence ne fît aucun mal ; mais elle ne pouvait en faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n’en ont pas produit de moins graves. Il semble pourtant que, dans l’état actuel des choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d’écrire et les moyens de séparer de l’utilité des livres les excès qui tendent à compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des démences de l’esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste ou mauvais. Il s’en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux particuliers, soit au public même. L’auteur est mort quand l’opinion se forme ou se rectifie ; et le public prend un esprit funeste d’indifférence pour le vrai et l’honnête, au milieu de cette incertitude dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis d’écrire tout ce qui est permis maintenant : l’opinion même serait aussi libre. Mais ceux qui ne veulent pas l’attendre pendant un demi-siècle, ceux qui ne peuvent pas s’en rapporter à eux-mêmes, ou qui n’aiment pas à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi commode qu’utile un garant indirect, une voie tracée, que rien absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la plus intègre impartialité ; mais rien n’empêcherait d’écrire contre ce qu’elle aurait approuvé : ainsi son intérêt le plus direct serait de mériter la considération publique, qu’elle n’aurait aucun moyen d’asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares : j’ignore s’ils le sont autant qu’on affecte de le dire ; mais ce qui n’est pas vrai du moins, c’est qu’il n’y en ait point.