Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bois que vous renouvellerez chez moi tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu’à cette haie, sont désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous conduisez bien, comme il m’est presque impossible d’en douter.

Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l’étendue d’un service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement semblables à ce qu’il avait imaginé comme devant remplir tous ses désirs, à ce que, depuis son mariage, il envisageait, sans espérance, comme le bien suprême, à ce qu’il eût demandé uniquement au ciel, s’il eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira ; mais ce qui va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans : il n’a pas eu d’enfants ; la misère eût été leur seul patrimoine, car, chargé d’une dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail le nécessaire pour lui et sa femme. Maintenant elle est enceinte. Considérez le peu de facilités ou même d’occasions que laisse au développement de nos facultés un état habituel d’indigence, et jugez si l’on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.

Je me trouve bien heureux d’avoir quelque chose sans être obligé de le devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons très-souvent funeste ; mais je ne leur accorderai jamais qu’une fortune indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même pour la sagesse.