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c’est vivre. Je ne suis ni homme de guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à systèmes ; je suis mauvais observateur des choses usuelles, et je ne rapporterais du bout du monde rien d’utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n’en jamais sortir : je ne suis plus propre qu’à finir en paix. Vous vous rappelez sans doute, qu’un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le temps sur les vaisseaux, avec la pipe, le punch et les cartes ; vous vous rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point et qui bois peu, je ne vous fis d’autre réponse que de mettre mes pantoufles, de vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de voyages ! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu’à finir en paix, en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l’aisance, afin d’y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je m’inquiéter ? et pourquoi passer ma vie à la préparer ? Encore quelques étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de cendre humaine. Vous lui rappelez qu’il doit être utile, c’est bien son espoir : il fournira à la terre quelques onces d’humus ; autant vaut-il que ce soit en Europe.

Si je pouvais d’autres choses, je m’y livrerais ; je les regarderais comme un devoir, et cela me ranimerait un peu : mais pour moi, je ne veux rien faire. Si je parviens à n’être pas seul dans ma maison de bois, si je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je suis un homme utile ; je n’en croirai rien. Ce n’est pas être utile que de faire, avec de l’argent, ce que l’argent peut faire partout, et d’améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes qui perdent ou qui