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duit, il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous vivons au milieu des songes ; et de tous nos songes, l’ordre parfait pourrait bien être le moins naturel.

Ce que j’ai peine à me figurer, c’est comment on cherche l’ivresse des boissons quand on a celle des choses. N’est-ce pas le besoin d’être ému qui fait nos passions ? Quand nous sommes agités par elles, que pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n’est un repos qui suspende leur action immodérée ?

Apparemment, l’homme chargé de grandes choses cherche aussi dans le vin l’oubli, le calme, et non pas l’énergie. C’est ainsi que le café, en m’agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d’une autre agitation. Ce n’est pas ordinairement le besoin des impressions énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès de vins ou de liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur habitude une activité plus digne d’elle en les gouvernant selon l’ordre. Le vin ne peut que la reposer. Autrement, pourquoi tant de héros de l’histoire, pourquoi tant de gouvernants, pourquoi des maîtres du monde auraient-ils bu ? C’était chez plusieurs peuples un honneur de boire beaucoup ; mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps où l’on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que l’opinion entraîna et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes très-ordinaires. Il reste quelques hommes forts et occupés de choses utiles ; ceux-là n’ont pu chercher dans le vin que le repos d’une tête surchargée de ces soins dont l’habitude atténue l’importance, mais sans la détruire, puisqu’il n’y a rien au-dessus.