Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/3

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de cette âme sur tous les hommes, sur toutes les choses au milieu desquelles elle se consume, hautaine et solitaire.

A côté de cette destinée à la fois brillante et sombre se traîne en silence la destinée d’Obermann, majestueuse dans sa misère, sublime dans son infirmité. À voir la mélancolie profonde de leur démarche, on croirait qu’Obermann et René vont suivre la même voie et s’enfoncer dans les mêmes solitudes pour y vivre calmes et repliés sur eux-mêmes. Il n’en sera pas ainsi. Une immense différence établit l’individualité complète de ces deux solennelles figures. René signifie le génie sans volonté : Obermann signifie l’élévation morale sans génie, la sensibilité maladive monstrueusement isolée en l’absence d’une volonté avide d’action. René dit : Si je pouvais vouloir, je pourrais faire ; Obermann dit : A quoi bon vouloir ? je ne pourrais pas.

En voyant passer René si triste, mais si beau, si découragé, mais si puissant encore, la foule a dû s’arrêter, frappée de surprise et de respect. Cette noble misère, cette volontaire indolence, cette inappétence affectée plutôt que sentie, cette plainte éloquente et magnifique du génie qui s’irrite et se débat dans ses langes, ont pu exciter le sentiment d’une présomptueuse fraternité chez une génération inquiète et jeune. Toutes les existences manquées, toutes les supériorités avortées se sont redressées fièrement, parce qu’elles se sont crues représentées dans cette poétique création. L’incertitude, la fermentation de René en face de la vie qui commence, ont presque consolé de leur impuissance les hommes déjà brisés sur le seuil. Ils ont oublié que René n’avait fait qu’hésiter à vivre, mais que des cendres de l’ami de Chactas, enterré aux rives du Meschacébé, était né l’orateur et le poëte qui a grandi parmi nous.

Atteint, mais non pas saignant de son mal, Obermann marchait par des chemins plus sombres vers des lieux plus arides. Son voyage fut moins long, moins effrayant en apparence ; mais René revint de l’exil, et la trace d’Obermann fut effacée et perdue.

Il est impossible de comparer Obermann à des types de souffrance tels que Faust, Manfred, Childe-Harold, Conrad et Lara. Ces variétés de douleur signifient, dans Goethe, le vertige de