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que nous nous trouvons dans l’abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette indifférence nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent en discordance ou en opposition avec nos besoins.

Ainsi l’homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n’est point selon sa propre nature, n’est pas une vraie liberté : elle est comme la licence d’un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs nationales, elle ôte bien plus qu’elle ne donne, elle met l’impuissance du désordre à la place d’une dépendance légitime qui s’accorderait avec nos besoins. Cette indépendance illusoire, qui détruit nos facultés pour y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré l’autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place publique le monument d’un culte étranger, au lieu de se borner à en dresser chez lui les autels. Il se fit exiler dans un désert de sable mouvant, où personne ne s’opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put rien produire ; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme sans maîtres[1].

  1. Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l’Inde, parce qu’on y est moins actif ; mais l’inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau.
    Je ne dis pas que, dans l’état présent des choses, ce ne soit pas un allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que cette activité valeureuse et spirituelle, qui voit dans le mal le plaisir de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que présentent toutes les choses de la vie. L’homme qui tient aux objets de ses désirs dit bien souvent : Que le monde est triste ! Celui qui ne prétend plus autre chose que de ne pas souffrir se dit : Que la vie est bizarre ! C’est déjà trouver les choses moins malheureuses, que de les trouver comiques : c’est plus encore quand on s’amuse de toutes les contrariétés qu’on éprouve, et quand, afin de mieux rire, on cherche les dangers. Pour les Français, s’ils ont jamais Naples, ils bâtiront une salle de bal dans le cratère du Vésuve.