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beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des illusions sur mes yeux découragés.

Vous n’avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait comparable qu’un seul lieu dans l’Orient. Vous ne vous en ferez pas une idée juste ; les grands effets de la nature ne s’imaginent point tels qu’ils sont. Si j’avais moins senti la grandeur et l’harmonie de l’ensemble, si la pureté de l’air n’y ajoutait pas une expression que les mots ne sauraient rendre, si j’étais un autre, j’essayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses ; les noirs escarpements de la côte de Savoie ; les collines de la Vaux et du Jorat[1] peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de Gruyère et d’Ormont ; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au prestige de ces lieux ; peut-être nul homme n’a-t-il éprouvé à leur aspect tout ce que j’ai senti[2].

C’est le propre d’une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l’opinion d’elle-même que de ses jouissances positives : celles-ci laissent apercevoir leurs bornes ; mais celles que promettent ce sentiment d’une puissance illimitée sont immenses comme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je n’oserais décider que l’homme dont l’habitude des douleurs a navré le cœur n’ait point reçu

  1. Ou petit Jura (C).
  2. Je n’ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs passages un peu romanesques. Les cœurs mûris avant l’âge joignent aux sentiments d’un autre temps quelque chose de cette force exagérée et illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu les facultés de l’homme est ou a été ce qu’on appelle romanesque ; mais chacun l’est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses, sont à peu près communes à tous, mais elles ne sont pas semblables dans tous.