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l’autre, c’est de nous-mêmes : rien n’est plus près de nous. Il m’arrive souvent d’être surpris que nous ne vivions pas ensemble : cela me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une destinée secrète qui m’ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes, ne pouvant vous emmener où je suis.

Je ne saurais dire quel besoin m’a rappelé dans une terre peu ordinaire dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve pas moi-même. Mon premier besoin n’était-il pas dans cette habitude de penser, de sentir ensemble ? N’était-ce pas une nécessité de rêver nous seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable, creuse un abîme d’avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses impérissables ? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours ardent et toujours trompé ; nous applaudissions à l’adresse qui en a tiré parti pour nous faire immortels ; nous cherchions avec empressement quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes choses visibles n’étaient que des fantômes, et que l’intelligence subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une sorte d’indifférence et d’impassibilité à l’oubli des choses de la terre ; et, dans l’accord de nos âmes, nous imaginions l’harmonie d’un monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais maintenant je suis seul, je n’ai plus rien qui me soutienne. Il y a quatre jours, j’ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il paraît être pleinement le mari et le père, comme l’étaient les patriarches, comme on l’est encore aux montagnes et dans les déserts ; tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l’appelaient dans les