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est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve entraîné sans y songer. On voit beaucoup d’hommes ; chacun d’eux, livré à d’autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans nous une certaine habitude d’indifférence et de renoncement ; elle ne coûte point de sacrifices, mais elle augmente l’ennui. Ces riens, qui, pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur ensemble ; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la vie. Ils n’étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils nous faisaient échapper au malheur de n’en plus avoir. Ces biens, si faibles, convenaient mieux à notre nature que la puérile grandeur qui les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à la longue ; il dégénère en une morne habitude : et, bien trompés dans notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée la lumière de la vie, faute du souffle qui l’animerait.

Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s’accroît à mesure que l’âge change. Mes jours perdus s’entassent derrière moi ; ils remplissent l’espace vague de leurs ombres sans couleur ; ils amoncellent leurs squelettes atténués : c’est le ténébreux simulacre d’un monument funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l’avenir, il se trouve que leurs formes pleines et leurs brillantes images ont beaucoup perdu. Leurs couleurs pâlissent : cet espace voilé qui les embellissait d’une grâce céleste dans la magie de l’incertitude découvre maintenant à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les montre dans l’éternelle nuit, j’en discerne déjà le dernier qui s’avance seul sur l’abîme, et n’a plus rien devant lui.