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Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l’imagination, frappée d’un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques comme l’ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que nous soyons en vain..... croyez-vous que je le puisse vaincre ? Ne voyez-vous pas qu’il est dans moi, qu’il est plus fort que ma volonté, qu’il m’est nécessaire, qu’il faut qu’il m’éclaire ou m’égare, qu’il me rende malheureux et que je lui obéisse ? Ne voyez-vous pas que je suis déplacé, isolé, que je ne trouve rien ? Je regrette tout ce qui se passe ; je me presse, je me hâte par dégoût : j’échappe au présent, je ne désire point l’avenir ; je me consume, je dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans désirer rien après eux. On dit que le temps n’est rapide qu’à l’homme heureux, on dit faux : je le vois passer maintenant avec une vitesse que je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n’être jamais heureux ainsi !

Je ne le dissimule point, j’avais un moment compté sur quelque douceur intérieure : je suis bien désabusé. Qu’attendais-je en effet ? que les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les heures ; qu’ils sussent ne point perdre leurs années les plus tolérables, et n’être pas plus malheureux par leur maladresse que par le sort même ; qu’ils sussent vivre ! Devais-je donc ignorer qu’il n’en est point ainsi ?