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rappelle à la vérité, pour qu’il baise la main et mouille de larmes son pain moisi.

Infortuné ! vous avez vu vos cheveux blanchir, et de tant de jours, vous n’en avez pas eu un de contentement, pas un ; pas même le jour du mariage funeste, du mariage d’inclination qui vous a donné une femme estimable, et qui vous a perdus tous deux. Tranquilles, aimants, sages, vertueux et pieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu’aucun principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la bonté du cœur. Vous vous êtes mariés pour vous aider mutuellement, disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre salut ; et le même soir, le premier soir, mécontents l’un de l’autre et de votre destinée, vous n’eûtes plus d’autre vertu, d’autre consolation à attendre, que la patience de vous supporter jusqu’au tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime ? de vouloir le bien, de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans le détail du moment présent.

Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir : on voulait me convertir, et quoique ce projet n’ait pas absolument réussi, nous jasions assez ensemble. C’est lui surtout dont le malheur me frappait. Sa femme n’était ni moins bonne ni moins estimable ; mais, plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où devait s’engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses amertumes et remplie de l’idée d’une récompense future, elle souffrait, mais d’une manière qui n’était pas sans dédommagement. Il y avait d’ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire ; elle était malheureuse par goût ; et ses gémissements, comme ceux