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Épictète fut plus heureux que Marc Aurèle. L’esclave est exempt de sollicitudes, elles sont pour l’homme libre ; l’esclave n’est pas obligé de chercher sans cesse à accorder lui-même avec le cours des choses : concordance toujours incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie humaine qui veut raisonner sa vie. Certainement c’est une nécessité, c’est un devoir de songer à l’avenir, de s’en occuper, d’y mettre même ses affections, lorsqu’on est responsable du sort des autres. L’indifférence alors n’est plus permise ; et quel est l’homme, même isolé en apparence, qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive en chercher les moyens ? Quel est celui dont l’insouciance n’entraînera jamais d’autres maux que les siens propres ?

Le sage d’Épicure ne doit avoir ni femme ni enfants ; mais cela ne suffit pas encore. Dès que les intérêts de quelque autre sont attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.

Qu’arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est né pour s’en irriter ? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera ni au-dessus des événements parce qu’il ne le doit pas, ni propre à en bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans les affaires : il ne fera rien de bon, parce qu’il ne pourra rien faire selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l’on veut vivre indépendant, et il faudrait peut-être n’avoir pas même d’amis ; mais être ainsi seul, c’est vivre bien tristement, c’est vivre inutile. Un homme qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, peut ne tenir à aucun individu en particulier ; les peuples sont ses amis, et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l’être d’un homme.