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bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir ; je ne tiens pas à l’une, je ne désire point l’autre : que la raison décide si j’ai le droit de choisir entre elles.

C’est un crime, me dit-on, de déserter la vie. — Mais ces mêmes sophistes qui me défendent la mort m’exposent ou m’envoient à elle. Leurs innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m’y conduisent, ou leurs lois me la donnent. C’est une gloire de renoncer à la vie quand elle est bonne, c’est une justice de tuer celui qui veut vivre ; et cette mort que l’on doit chercher quand on la redoute, ce serait un crime de s’y livrer quand on la désire ! Sous cent prétextes, ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence ; moi seul je n’aurais plus de droits sur moi-même ! Quand j’aime la vie, je dois la mépriser ; quand je suis heureux, vous m’envoyez mourir : et si je veux la mort, c’est alors que vous me la défendez ; vous m’imposez la vie quand je l’abhorre[1] !

  1. Beccaria a dit d’excellentes choses contre la peine de mort ; mais je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen n’ayant pu aliéner que la partie de sa liberté la plus petite possible, n’a pu consentir à la perte de sa vie ; il ajoute que, n’ayant pas le droit de se tuer lui-méme, il n’a pu céder à la cité le droit de le tuer.
    Je crois qu’il importe de ne dire que des choses justes et incontestables, lorsqu’il s’agit des principes qui servent de base aux lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures choses par des raisons seulement spécieuses ; lorsqu’un jour l’illusion se trouve évanouie, la vérité même qu’elles paraissaient soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle ; il n’en faut pas chercher d’arbitraires. Si la législation morale et politique de l’antiquité n’avait été fondée que sur des principes évidents, sa puissance, moins persuasive, il est vrai, dans les premiers temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée inébranlable. Si l’on essayait maintenant de construire cet édifice que l’on n’a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile que quand les années l’auraient cimenté ; mais cette considération n’en détruit point la beauté, et ne dispense pas de l’entreprendre.
    Obermann ne fait que douter, supposer, rêver ; il pense et ne raisonne guère ; il examine, et ne décide pas, n’établit pas. Ce qu’il dit n’est rien, si l’on veut, mais peut mener à quelque chose. Si, dans sa manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, c’est surtout celui de chercher à ne dire que des vérités en faveur de la vérité même, de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer, de ne pas confondre la bonté de l’intention avec la justesse des preuves, et de ne pas croire qu’il soit indifférent par quelle voie l’on persuade les meilleures choses. L’histoire de tant de sectes religieuses et politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que l’ouvrage d’un jour. Cette manière de voir m’a paru d’une grande importance, et c’est principalement à cause d’elle que je publie ces lettres, si vides sous d’autres rapports, et si vagues.