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comme des dés, qu’elle calcule comme des nombres.

Revenu sur le bord de la Saône, je me disais : L’œil est incompréhensible ! Non seulement il reçoit pour ainsi dire l’infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde ; et ce qu’il rend, ce qu’il peint, ce qu’il exprime est plus vaste encore. Une grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression plus étendue que les choses exprimées, l’harmonie qui fait le lien universel, tout cela est dans l’œil d’une femme. Tout cela, et plus encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu’elle parle, elle tire de l’oubli les affections et les idées ; elle éveille l’âme de sa léthargie, elle l’entraîne et la conduit dans tout le domaine de la vie morale. Lorsqu’elle chante, il semble qu’elle agite les choses, qu’elle les déplace, qu’elle les forme, et qu’elle crée des sentiments nouveaux. La vie naturelle n’est plus la vie ordinaire : tout est romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d’autre chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde immense ; et notre vie s’agrandit de ce mouvement sublime et calme. Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de si petites choses ! dans quel néant ils nous retiennent, et qu’il est fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets !

Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parfait, une manière finie, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu, il ne faut qu’un jour pour que l’ennui et le découragement commencent à tout anéantir dans le vide d’un cloître, dans les dégoûts d’un mariage trompeur, dans la nullité d’une vie fastidieuse.

Je veux continuer à la voir. Elle n’attend plus rien, nous serons bien ensemble. Elle ne sera pas surprise que je